Alice Guy, pionnière du cinéma. Martin Scorsese voit en elle "une réalisatrice exceptionnelle."
https://www.youtube.com/watch?v=Ke6f7PAIwPo
C'est la première cinéaste de l'Histoire, et sa vie tient de la saga
hollywoodienne. Notre portrait, alors qu'un roman biographique rend
hommage à cette personnalité hors norme.
Qui connaît Alice Guy ?
Pas grand-monde hormis les cinéphiles invétérés. Et pourtant, cette
Française née en 1873 à Saint-Mandé et décédée en 1968 aux Etats-Unis
n'est rien moins que la première femme réalisatrice et productrice de
l'Histoire, comptant un bon millier de films à son actif !
"Alice Guy est une combattante à tous points de vue", résume Emmanuelle
Gaume, productrice et animatrice de radio et de télévision, qui consacre
à la cinéaste un roman biographique (1) passionnant, très vivant. Sa
mère, Marie, n'a que 18 ans lorsqu'elle est mariée à Emile Guy et
l'accompagne à Santiago du Chili, où il fait prospérer une chaîne de
librairies. Le couple aura quatre enfants. Marie repart en France
accoucher du cinquième, la petite Alice - fruit de ses amours avec un
Indien mapuche, sujet tabou qui obsédera la gamine toute sa vie -, vite
confiée à ses grands-parents en Suisse.
Une enfance éprouvante
A 4 ans, la voilà qui débarque à Valparaiso pour faire la connaissance
de sa famille. Meurtrie par la froideur d'Emile, ses allusions
constantes à l'infidélité de son épouse, Alice s'épanouit néanmoins au
Chili, apprend l'espagnol, se frotte à des moeurs traditionnelles, se
passionne pour l'équitation. Mais elle est à nouveau arrachée aux siens
pour repartir en Suisse, puis en France, direction, le couvent. "Ce
sentiment d'abandon la poursuivra toute sa vie", souligne Emmanuelle
Gaume. Petite fille très éveillée, curieuse, frondeuse, Alice vit une
enfance éprouvante. Elle a tôt fait d'en retirer une aversion pour le
mariage bourgeois.
Quelle idée d'opter pour une formation de
sténo, métier exclusivement masculin à cette époque ! Alice n'en a cure,
veut travailler, car, après la mort d'Emile Guy, en 1889, la famille
est sur la paille. Elle sort major de sa promotion, se fait engager par
Léon Gaumont au Comptoir général de la photographie, à Paris, où il est
employé. Cet ingénieur trentenaire est un geek avant l'heure et ne tarde
pas à créer sa propre société pour fabriquer des appareils de
projection puis des caméras.
Pour Alice Guy, c'est un choc.
L'image animée révèle sa vocation et, dès 1896, elle s'y essaie avec La
Fée aux choux. Malgré l'hostilité, voire le sexisme odieux de certains
collaborateurs, Léon Gaumont la nomme directrice du service des prises
de vue. Et Gustave Eiffel en personne d'applaudir la "première femme à
faire du cinéma" ! Elle travaille douze heures par jour, choisit ses
comédiens et ses décors, écrit, met en scène de petits films, dont le
très audacieux Madame a des envies, tourné en 1906, et surtout, la même
année, La Vie du Christ, premier péplum s'il en est, aujourd'hui
visionnable en partie sur YouTube, comme les 10% de son oeuvre réchappés
de la destruction.
Il suffit de les regarder pour mesurer
l'étonnante inspiration de la jeune femme. "Cette inventivité vient ce
qu'elle a vécu, explique Emmanuelle Gaume. Imaginez une enfant de 4 ans
qui endure sept semaines de bateau depuis la France pour rallier le
Chili. Idem, à 6 ans, en sens inverse : le détroit de Magellan, les
icebergs, les ours, etc. Et ses années au Chili, où elle est confrontée à
des paysages incroyables, des coutumes différentes. En Suisse, il y a
les montagnes, les balades au bord des lacs. Tout cela la nourrit
d'images réelles."
"Be natural !"
Emmanuelle Gaume précise :
"Alice est pétrie de littérature, d'histoire religieuse, d'art. Elle
apporte à Gaumont sa créativité artistique, préfère la fiction aux
reportages, la mise en scène en décors naturels à la théâtralité d'un
Méliès." Et n'hésite pas à enrôler à la réalisation un Louis Feuillade
secrètement amoureux de cette forte et jolie tête. Laquelle n'est pas
près de se laisser mettre la bague au doigt.
Encore célibataire
la trentaine passée, elle finit par s'amouracher du très charismatique
Herbert Blaché, de neuf ans son cadet, opérateur de la Gaumont à
Londres. Ce polyglotte est un play-boy en puissance, d'un sexappeal
renversant. Alice n'y résiste pas, qui l'épouse en 1907. Ils sont tous
deux mandatés par le patron pour vendre ses chronophones aux Etats-Unis.
Leur mission de VRP tourne court. En 1908, à Long Island, Alice
accouche d'une fille, Simone. Mais pas question de renoncer au cinéma :
la jeune mère crée la Solax Company, son propre studio, et tourne The
Doll en 1910. Alice Guy devient ainsi la première femme à faire des
films aux Etats-Unis, la première à diriger une société de production,
puis la plus riche du pays. Les médias l'adorent.
La Française
enchaîne les tournages - un par semaine -, toujours avec le même mot
d'ordre à ses acteurs : "Be natural !" A telle enseigne qu'elle intime,
gentiment, aux actrices américaines l'ordre de se démaquiller. "Alice
les oblige aussi à n'apprendre aucun texte : elle leur raconte
l'histoire de ce qu'elle veut tourner, et c'est tout. Il y a une sorte
d'instinct visionnaire en elle.
Dans The Ocean Waif, qui date de
1916, elle met en scène une jeune femme aux cheveux courts, en
salopette, qui marche pieds nus ! C'est d'une modernité incroyable."
Auparavant, Alice Guy donne naissance à son fils, Reginald, en 1912. Et
c'est enceinte qu'elle monte à cheval pour remplacer une comédienne au
pied levé, à la fureur de son mari. Blaché n'en demeure pas moins un
homme volage, qui revendique sa liberté. Alice en souffre.
Angoissée et jalouse
"C'est une femme forte dans le travail mais fragile dans sa vie
personnelle, précise Emmanuelle Gaume. Elle a des angoisses terribles,
se sent perdue dans un lieu inconnu. Blaché, lui, est à l'aise partout,
il la réconforte. Elle ne serait jamais allée aux Etats-Unis sans lui,
ni en Californie. Du reste, c'est un bon père, qui s'occupe très bien de
ses enfants." Mais toujours un séducteur impénitent. Jusqu'au jour où,
folle de jalousie, la célèbre cinéaste pointe sur son mari un petit
revolver, fait feu à deux reprises...
Blaché est seulement
blessé à l'épaule, refuse de porter plainte. Le meurtre est symbolique,
leur couple n'en aura plus pour longtemps. Même remarié, Blaché restera
l'amour de la vie d'Alice Guy. Alors que ses placements douteux la
mènent à la ruine, elle regagne la France en 1922 avec ses enfants. Mais
le monde du cinéma l'a oubliée, sa carrière s'arrête là, et la
postérité lui échappe. Un peu moins aux Etats-Unis où, en 2001 à New
York, dans un discours d'hommage, Martin Scorsese saluera "une
réalisatrice exceptionnelle, d'une sensibilité rare, avec un regard
incroyablement poétique et un instinct formidable pour choisir les bons
lieux de tournage".
(1) Alie Guy. La première femme cinéaste de l'Histoire, par Emmanuelle Gaume. Plon, 464p., 21,90€.c
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