Alice Guy-Blache, la Ire
femme metteur en scene.
— Vous êtes bien jeune,
mademoiselle, pour occuper un
poste aussi important.
— Ne craignez rien, monsieur, cela me passera !
Telle fut la repartie que
M. Leon Gaumont, alors fonde
de pouvoirs du Comptoir General de Photographie, recevait
a
bout portant un beau jour
de 1894. Son interlocutrice
etait une
frele jeune fille de
dix-neuf ans, au
regard decide,
qui briguait la place de secretaire du patron. Elle s'appelait
Alice Guy. Elle fut engagee.
Deux ans plus tard, Gaumont, ayant rachete le Comptoir, s'interesse au
cinematographe naissant. Les freres
Lumiere l'ont invite en mars
1895, ainsi que sa
bouillante
petite secretaire, a
la fameuse
seance
de la Société de Photographie ou
ils presentent
le
premier film
: « La sortie des
Usines Lumiere ». Gaumont
a
depuis construit ses propres
appareils. Ses operateurs et
ceux
des Lumiere (qui arreteront leur exploitation en
1898) mitraillent a
la ronde les
scenes
de la rue :
arrivees de
trains, defiles militaires, etc...
Le premier emerveillement
passe,
cela devient monotone.
La petite Alice Guy, qui a
l'esprit vif, declare a son
patron :
— II faudrait tourner des
petits sketches, avec costumes,
mise en scene, etc...
— Bonne idee, repond
Gaumont. Occupez-vous en
donc. Ce cinematographe est
tout a
fait du travail pour
jeune
fille !
Alice Guy avise une plateforme goudronnee a ciel ouvert en bordure des ateliers Gaumont, mobilise les services d'un peintre en eventails qui habite dans le voisinage, ecrit un scenario, trouve des acteurs benevoles, s'adjoint un operateur, plante un decor en carton découpé et peint. Et en route ! Voila le premier film a scenario tourne aux ateliers Gaumont: « La fee aux choux ». II a 30 metres et la pellicule 60 mm. de large. Nous sommes en 1896. La Française Alice Guy vient de prendre date pour se classer premiere femme metteur en scene du monde. Interrogee sur son titre, bien des annees apres, par le fils, de son ancien patron, M. Louis Gaumont, elle lui ecrit : « ... Je pense que les Lumiere, avec L'arroseur arrose, sont les premiers metteurs en scene ; je ne revendique que le titre de premiere femme metteur en scene, auquel je fus seule, pendant 17 ans, a avoir droit ». Pendant les annees qui suivent La fee aux choux Alice Guy met en scene pour la maison Gaumont plus de cent films. De ceux-ci il ne reste malheureusement que les titres des catalogues, des photos et quelques fragments, dont ceux d'une Passion qui fut en France l'ceuvre la plus importante et la plus grave d'Alice Guy et que l'on vient de retrouver en Allemagne. II est probable que l'interet que suscitent dans le public, enfin averti, l'étonnante carriere et la personnalite d'Alice Guy, va contribuer a faire sortir ses films de leurs poudreuses cachettes. Alice Guy, metteur en scene chez Gaumont, voyait ses films inscrits au catalogue de la maison. Ils n'etaient que rarement presentes au public sous son nom, exception faite de cette Passion, film de 800 metres, avec 21 decors et une vaste figuration, dont elle possede encore toutes les photos. Devenue prematurement veuve en 1922, elle rentra en France apres avoir liquide son studio de New-Jersey, mais le monde du cinema se montra peu enclin a faire place a cette revenante. Brisee par la perte de son mari et le bouleversement de sa vie, Alice Guy ne pensa plus qu'a elever ses enfants. En femme de devoir simple et courageuse, elle rentra dans l'obscurité que tout le monde semblait si bien s'accorder a lui laisser en partage. Elle en sort aujourd'hui avec un peu d'etonnement. Charmante vieille dame qui a garde toute sa vivacite d'esprit, elle habite un sixieme ensoleille non loin de l'Opera. La Cinematheque Française a fete recemment ses 85 printemps. Au cours de la reception donnee en son honneur, M. Louis Gaumont a pris la parole pour dire ce que fut son ceuvre. Elle n'a pas aujourd'hui de plus zélé champion que le fils de son ancien patron. Demandez un jour dans un club de cinema de quand date le premier film parlant. Alice Guy-Blache peut vous repondre, car c'est elle qui l'a tourne en 1902. Cela s'appelait dans ce temps-la des « phonoscenes » : on enregistraitd'abord la voix sur rouleau de cire, puis le phonographe etant synchronise avec la camera, on procedait a l'adaptation des gestes sur les paroles : procédé inverse de celui du doublage actuel. II existe une magnifique photo a contre-jour montrant, au fond, sur une scene eclairee par des projecteurs a arc, la cantatrice Rose Caron jouant une scene de Mignon, tandis qu'on distingue en ombre chinoise 1'immense pavillon d'un phonographe a rouleau et une camera entre lesquels se dresse, toute mince, l'intrépide petite silhouette d'Alice Guy, reglant la mise en scene. — Ah ! nous dit Alice Guy-Blache en nous montrant sa collection unique de photographies, les artistes de ce temps-la avaient la fierte de la conscience professionnelle ! Un jour, Rose Caron, pendant qu'elle jouait une scene de Mignon deja enregistree, posait le pied sur un charbon incandescent qui avait saute d'une lampe a arc. Souffrant horriblement, elle joua la scene jusqu'a la fin et s'evanouit. Si je m'en etais aper<,:ue, j'aurais fait interromprej^la prise de vues, mais elle n'avait pas voulu, « pour si peu », dit-elle, nous faire recommencer le travail. Alice Guy a mis en scene et dirige, tantot seule, tantot avec des assistants qu'elle choisissait elle-meme, une centaine de ces « chronophones » parmi lesquels plusieurs operacomiques et operettes, et des chanteurs comiques comme Mayol, Dranem, Polin. Le comique faisait prime a l'epoque dans ces courtes bandes que Pathe et Gaumont produisaient a la douzaine et les artistes « serieux )) y regardaient a deux fois avant de se commettre avec la nouvelle invention. Caruso, pressenti, accepta, puis se ravisa. C'etait le temps ou le cinema connaissait de beaux jours dans les baraques foraines et Alice Guy-Blaché, dont les films comiques etaient fort apprecies, a la-dessus de bien pittoresques souvenirs qu'elle racontera, nous l'espérons, dans les memoires qu'elle est en train d'ecrire et dont un editeur avise ne tardera certainement pas a s'emparer. Loin de se terminer avec son mariage en 1907, la carriere d'Alice Guy devenue Mme Blache, prenait un nouvel essor. Son mari ayant ete nomme agent de la maison Gaumont aux Etats-Unis, qu'allait faire cette dynamique petite femme de son temps et de ses energies disponibles ? C'est bien simple : elle fit construire son propre studio a Fort Lee, dans le New-Jersey, non loin de NewYork, et se mit a tourner des films. Scenariste et metteur en scene, et de plus proprietaire de la firme Solax Co qu'elle a fondee, elle realise jusqu'en 1918 environ deux cents films dont un grand nombre de titres nous ont ete conserves. Elle y dirige les vedettes de l'epoque : Bessie Love, Julia Moore, Dolores Costello, Nazimova, Olga Petrova, Ethel Barrymore, Tom Mix. Son mari, a la fin de son contrat avec Gaumont, vient se joindre a elle. Alice Guy-Blache est bien connue a cette epoque dans tout le monde du cinema americain : elle est en relations amicales avec Griffith. Elle lutte dur au milieu des intrigues et des embuches qui commencent a se dresser sous les pas des pionniers avec la naissance des grandes compagnies. Pendant dix-huit mois la Metro a vecu de la production de la Solax. Ses autres films etaient distribues par la First Nation, aujourd'hui reprise par Warner, la World Pathe, etc... Puis vient l'intrusion des grandes combinaisons financieres dans l'industrie du cinema, le commencement de 1'exode vers la Californie et la naissance d'Hollywood, la mort d'Herbert Blache... La courageuse petite veuve se sent trop desarmee : elle abandonne la partie, elle rentre en France, en France ou elle a tant fait pour le cinema et ou on ne veut plus d'elle... Et tombe le rideau de l'oubli tandis que
disparait définitivement pour le cinema « l'age de l'innocence ».
Alice Guy avise une plateforme goudronnee a ciel ouvert en bordure des ateliers Gaumont, mobilise les services d'un peintre en eventails qui habite dans le voisinage, ecrit un scenario, trouve des acteurs benevoles, s'adjoint un operateur, plante un decor en carton découpé et peint. Et en route ! Voila le premier film a scenario tourne aux ateliers Gaumont: « La fee aux choux ». II a 30 metres et la pellicule 60 mm. de large. Nous sommes en 1896. La Française Alice Guy vient de prendre date pour se classer premiere femme metteur en scene du monde. Interrogee sur son titre, bien des annees apres, par le fils, de son ancien patron, M. Louis Gaumont, elle lui ecrit : « ... Je pense que les Lumiere, avec L'arroseur arrose, sont les premiers metteurs en scene ; je ne revendique que le titre de premiere femme metteur en scene, auquel je fus seule, pendant 17 ans, a avoir droit ». Pendant les annees qui suivent La fee aux choux Alice Guy met en scene pour la maison Gaumont plus de cent films. De ceux-ci il ne reste malheureusement que les titres des catalogues, des photos et quelques fragments, dont ceux d'une Passion qui fut en France l'ceuvre la plus importante et la plus grave d'Alice Guy et que l'on vient de retrouver en Allemagne. II est probable que l'interet que suscitent dans le public, enfin averti, l'étonnante carriere et la personnalite d'Alice Guy, va contribuer a faire sortir ses films de leurs poudreuses cachettes. Alice Guy, metteur en scene chez Gaumont, voyait ses films inscrits au catalogue de la maison. Ils n'etaient que rarement presentes au public sous son nom, exception faite de cette Passion, film de 800 metres, avec 21 decors et une vaste figuration, dont elle possede encore toutes les photos. Devenue prematurement veuve en 1922, elle rentra en France apres avoir liquide son studio de New-Jersey, mais le monde du cinema se montra peu enclin a faire place a cette revenante. Brisee par la perte de son mari et le bouleversement de sa vie, Alice Guy ne pensa plus qu'a elever ses enfants. En femme de devoir simple et courageuse, elle rentra dans l'obscurité que tout le monde semblait si bien s'accorder a lui laisser en partage. Elle en sort aujourd'hui avec un peu d'etonnement. Charmante vieille dame qui a garde toute sa vivacite d'esprit, elle habite un sixieme ensoleille non loin de l'Opera. La Cinematheque Française a fete recemment ses 85 printemps. Au cours de la reception donnee en son honneur, M. Louis Gaumont a pris la parole pour dire ce que fut son ceuvre. Elle n'a pas aujourd'hui de plus zélé champion que le fils de son ancien patron. Demandez un jour dans un club de cinema de quand date le premier film parlant. Alice Guy-Blache peut vous repondre, car c'est elle qui l'a tourne en 1902. Cela s'appelait dans ce temps-la des « phonoscenes » : on enregistraitd'abord la voix sur rouleau de cire, puis le phonographe etant synchronise avec la camera, on procedait a l'adaptation des gestes sur les paroles : procédé inverse de celui du doublage actuel. II existe une magnifique photo a contre-jour montrant, au fond, sur une scene eclairee par des projecteurs a arc, la cantatrice Rose Caron jouant une scene de Mignon, tandis qu'on distingue en ombre chinoise 1'immense pavillon d'un phonographe a rouleau et une camera entre lesquels se dresse, toute mince, l'intrépide petite silhouette d'Alice Guy, reglant la mise en scene. — Ah ! nous dit Alice Guy-Blache en nous montrant sa collection unique de photographies, les artistes de ce temps-la avaient la fierte de la conscience professionnelle ! Un jour, Rose Caron, pendant qu'elle jouait une scene de Mignon deja enregistree, posait le pied sur un charbon incandescent qui avait saute d'une lampe a arc. Souffrant horriblement, elle joua la scene jusqu'a la fin et s'evanouit. Si je m'en etais aper<,:ue, j'aurais fait interromprej^la prise de vues, mais elle n'avait pas voulu, « pour si peu », dit-elle, nous faire recommencer le travail. Alice Guy a mis en scene et dirige, tantot seule, tantot avec des assistants qu'elle choisissait elle-meme, une centaine de ces « chronophones » parmi lesquels plusieurs operacomiques et operettes, et des chanteurs comiques comme Mayol, Dranem, Polin. Le comique faisait prime a l'epoque dans ces courtes bandes que Pathe et Gaumont produisaient a la douzaine et les artistes « serieux )) y regardaient a deux fois avant de se commettre avec la nouvelle invention. Caruso, pressenti, accepta, puis se ravisa. C'etait le temps ou le cinema connaissait de beaux jours dans les baraques foraines et Alice Guy-Blaché, dont les films comiques etaient fort apprecies, a la-dessus de bien pittoresques souvenirs qu'elle racontera, nous l'espérons, dans les memoires qu'elle est en train d'ecrire et dont un editeur avise ne tardera certainement pas a s'emparer. Loin de se terminer avec son mariage en 1907, la carriere d'Alice Guy devenue Mme Blache, prenait un nouvel essor. Son mari ayant ete nomme agent de la maison Gaumont aux Etats-Unis, qu'allait faire cette dynamique petite femme de son temps et de ses energies disponibles ? C'est bien simple : elle fit construire son propre studio a Fort Lee, dans le New-Jersey, non loin de NewYork, et se mit a tourner des films. Scenariste et metteur en scene, et de plus proprietaire de la firme Solax Co qu'elle a fondee, elle realise jusqu'en 1918 environ deux cents films dont un grand nombre de titres nous ont ete conserves. Elle y dirige les vedettes de l'epoque : Bessie Love, Julia Moore, Dolores Costello, Nazimova, Olga Petrova, Ethel Barrymore, Tom Mix. Son mari, a la fin de son contrat avec Gaumont, vient se joindre a elle. Alice Guy-Blache est bien connue a cette epoque dans tout le monde du cinema americain : elle est en relations amicales avec Griffith. Elle lutte dur au milieu des intrigues et des embuches qui commencent a se dresser sous les pas des pionniers avec la naissance des grandes compagnies. Pendant dix-huit mois la Metro a vecu de la production de la Solax. Ses autres films etaient distribues par la First Nation, aujourd'hui reprise par Warner, la World Pathe, etc... Puis vient l'intrusion des grandes combinaisons financieres dans l'industrie du cinema, le commencement de 1'exode vers la Californie et la naissance d'Hollywood, la mort d'Herbert Blache... La courageuse petite veuve se sent trop desarmee : elle abandonne la partie, elle rentre en France, en France ou elle a tant fait pour le cinema et ou on ne veut plus d'elle... Et tombe le rideau de l'oubli tandis que
disparait définitivement pour le cinema « l'age de l'innocence ».
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